vendredi 29 juin 2012

Vivre en décroissance

Grèce


Article paru dans l'édition du 10.02.12
 

La crise a provoqué en Grèce un télescopage inattendu entre la décroissance comme philosophie politique, consentie et même voulue, et ses nouveaux adeptes, bien obligés de gérer la pénurie. Du troc aux « banques de temps », des Athéniens réinventent la démocratie.
 Un immeuble gris de trois étages et un toit-terrasse qui ressemble à tant d'autres bâtiments d'Athènes : solide, massif et écaillé, comme 
éprouvé par la crise qui marque chaque jour davantage les corps et les esprits. Il abrite le siège de l'association écologiste Nea Guinea, à quelques pas du cimetière d'Athènes et du Stade de marbre. 

Agés d'une trentaine d'années, Kostas et Fotini (qui souhaitent rester anonymes), un couple de militants adeptes de la décroissance économique et de l'écologie pratique, apprennent à un public de plus en plus nombreux à utiliser l'énergie du soleil et du vent, à fabriquer ses propres médicaments, ou plus simplement à cultiver son jardin dans la cité.
 En Grèce, la décroissance a rencontré la crise. Elle a ses adeptes contraints, dont les revenus se sont effondrés et qui n'ont pas d'autre choix, et ses partisans convaincus qui y voient un moyen de réagir et de vivre différemment. Au sous-sol de Nea Guinea, une petite pièce à peine éclairée, jonchée de sciure de bois, sert d'atelier de fabrication pour des panneaux photovoltaïques. Kostas y assure des cours plusieurs fois par semaine. Confectionner un panneau solaire semble relativement facile. Il suffit de coller des plaques de silicium, achetées dans le commerce ou par correspondance, sur une vitre. On relie ensuite les plaques entre elles par des fils électriques branchés à une batterie. Le cadre est formé de barres métalliques vissées l'une à l'autre.
 Dans son atelier, Kostas dispense d'autres savoirs, de la fabrication d'éoliennes pour toit urbain à la conception de fours solaires, grosses boîtes en bois dont l'intérieur est tapissé de feuilles d'aluminium, chargées de refléter les rayons.
 Kostas et Fotini utilisent ces panneaux pour éclairer leur logement, une maisonnette d'une seule pièce construite sur le toit de l'immeuble. L'été, les batteries sont rapidement pleines. En plein hiver, le couple, qui aspire à vivre en autarcie, se chauffe à l'aide de bûches provenant des montagnes entourant Athènes. « Certes, il ne s'agit pas d'une ressource immédiatement renouvelable et cela finit par peser sur la nature », admet Fotini.
 
Le couple cultive, sur le toit-terrasse, légumes et fruits de saison. Dans de larges bacs remplis de terre et nourris au compost, poussent du basilic, des tomates, du thym, du romarin, des épinards, des radis... Au premier étage, dans une salle remplie de bocaux contenant des graines ou des herbes, Fotini explique à des citadins comment planter, faire pousser et accommoder les légumes. Dans une autre pièce, on vient déposer les vêtements dont on n'a plus besoin, accessibles à tous.
Au rez-de-chaussée, la jeune femme enseigne la gymnastique, le yoga et la médecine douce. Sur une étagère sont présentés des produits du commerce équitable ou encore des petits pots de beurre de cacao destiné à soigner les lèvres gercées qu'elle fabrique elle-même. Les cours ne sont pas gratuits. Le prix, fixé à 5 euros, est celui payé le plus souvent. On peut donner plus. On peut aussi donner moins. 
Nea Guinea rencontre un succès grandissant. A l'origine, ces militants ne concevaient pas leur action comme une réponse à la crise mais comme un acte politique. « Techniquement, il n'y a aucune différence entre la récession et la décroissance. Mais la première est mal vécue tandis que la seconde peut constituer une voie d'avenir », théorise Kostas. Ses recettes séduisent un public de plus en plus large, quand le pays entre dans sa cinquième année de récession. « Nous ne sommes pas par magie devenus des adeptes de la décroissance, mais nous devons faire avec 50 % de moins », résume l'ethnologue et historien Panagiotis Grigoriou, qui tient un blog en français sur la vie quotidienne en Grèce.
 Des trentenaires désabusés, alertés par le bouche-à-oreille, débarquent dans les locaux de Nea Guinea en espérant qu'un panneau photovoltaïque leur permettra d'économiser quelques euros par mois. « Il y a deux ans, nous étions considérés comme des marginaux. Aujourd'hui, presque tout le monde en Grèce juge notre action utile », constate Kostas. L'association n'est pas le seul mouvement, à Athènes, qui prône la décroissance consentie face à la crise. « D'autres proposent des cours pour apprendre à consommer moins d'énergie ou à cultiver bio. Dans un pays où plus personne n'a confiance dans l'Etat, chacun est amené à utiliser les ressources qui demeurent à sa disposition », explique Maria Peteinaki, architecte et membre du parti écologiste grec.
 A Exarchia, quartier anar et bohème d'Athènes, Skoros (« la mite ») est devenu un lieu incontournable. C'est un magasin où l'on ne paye pas. On y échange des objets, des livres ou des vêtements. On y vient aussi pour donner, ou seulement pour prendre. Une bonbonne remplie de pièces est posée sur le comptoir, devant une affiche : « Skoros appartient à tout le monde, aidez-nous à le maintenir ouvert. » Ces oboles sont destinées à payer une partie du loyer et de l'électricité. Sans obligation de don. 
L'aventure a commencé dans le coin d'une boutique de commerce équitable. « Nous avons créé Skoros, car nous n'avons pas besoin d'avoir dix pulls ou dix vestes. Nous pouvons en donner à des gens qui en ont besoin. Nous voulons faire comprendre qu'il n'y a pas besoin de posséder beaucoup pour être heureux », explique Elena, qui fait partie de la quinzaine de bénévoles qui animent Skoros.
 Devant le succès, « la mite » a volé de ses propres ailes pour emménager dans ce magasin à la fin de l'année 2009. « Quand nous nous sommes installés, la crise n'était pas encore là. Les gens avaient vraiment trop de choses, se souvient une autre bénévole, Elisabeth Panagakou. Depuis, nous avons dû créer des règles. Nous ne voulons pas qu'ils se comportent comme des consommateurs. Bien sûr, nous ne pouvons pas dire à un migrant pauvre qu'il doit consommer moins. Mais nous ne faisons pas de philanthropie. Nous voulons créer un sentiment de solidarité. » Une affiche indique que l'on ne peut pas prendre plus de trois produits. « Il y a des gens qui viennent ici pour prendre, prendre. Ce n'est pas possible, ce n'est pas notre philosophie », tranche Elena.
Dimitri Koliomichalis est venu avec sa femme. Ils sont tous les deux au chômage et vivent grâce aux retraites de leurs parents, qui diminuent à chaque nouveau plan d'austérité. Ils fréquentent Skoros pour trouver de quoi habiller leur jeune enfant et apportent en échange des vêtements devenus trop petits. « Ce genre de magasin nous aide à réfléchir, explique ce trentenaire. La Grèce était un pays très pauvre. Puis est arrivée l'ère de l'argent facile. Les Grecs sont devenus égoïstes et ont oublié qu'ils étaient pauvres. La crise va peut-être nous aider à changer notre façon de penser. Nous n'avons pas besoin de beaucoup d'argent. »
...
On peut même créer des banques sans argent. Les « banques de temps » font florès en Grèce. Vassili Revelas avait participé à cette expérience à San Francisco et voulait la reproduire en Grèce. Place Syntagma, lors du mouvement des « indignés » en juin 2011, il voit un panneau indiquant « Trapeza Chronou » (banque du temps). « J'ai découvert qu'une trentaine de personnes avaient la même idée en tête. » Ils lancent leur site Internet à la fin de l'année 2011. En quelques semaines, 600 inscriptions affluent.
Le principe est simple. Les personnes intéressées indiquent en ligne les services qu'elles peuvent rendre et ceux dont elles ont besoin. Quand quelqu'un utilise une heure de service, elle est débitée de son compte-temps, tandis que celui qui a rendu un service ou transmis un savoir bénéficie d'une heure de crédit. Le système doit garder l'équilibre. Il est impossible d'avoir plus de trente heures de débit. La banque du temps veut éviter le surendettement que connaît le pays.
« J'ai réparé un ordinateur, ça m'a pris trois heures. Je pourrai disposer de trois heures d'un service quand j'en aurai besoin, et pas forcément par celui qui m'avait demandé de l'aide », résume Vassili Revelas. Nikos a proposé son aide pour un déménagement. En échange il a reçu une assistance pour tenir sa comptabilité. « Le principe, c'est que toutes les heures sont égales. L'heure d'un médecin ne vaut pas plus que celle d'une femme au foyer, précise Vassili Revelas. Cela permet de créer de la solidarité. Quand quelqu'un que vous ne connaissez pas vous propose le service dont vous avez besoin, ça vous rend heureux. »
Des réunions ont lieu tous les dimanches à Nosostros, un des hauts lieux alternatifs d'Exarcheia, pour discuter du fonctionnement de la banque. Une vingtaine de personnes forment un cercle. On lève le doigt pour demander la parole et l'on parle à tour de rôle. Dimanche 5 février, l'ordre du jour commence par l'examen d'une demande de rencontre émise par la BBC. Lors d'une séance précédente, la demande du Monde avait été acceptée - la démarche a été identique à Skoros et à Nea Guinea. Un grand débat est lancé : faut-il échanger des produits contre des services ? Si oui, comment définit-on la valeur de ce produit ? « Il faut se limiter à ce qu'on fait soi-même pour évaluer le temps qu'on y a consacré », suggère Vassili Revelas. Un dimanche n'épuise pas le sujet. La démocratie prend du temps.
Georges vient pour la première fois. Il a eu connaissance du projet par Internet. « Le système basé sur l'argent n'est pas bon. Même ceux qui le conçoivent ne le comprennent plus. Il faut trouver d'autres voies. J'y pensais en lisant La République ». Ce lecteur de Platon est militaire, dans la marine. « Sur un bateau, vous avez le temps de réfléchir », dit-il en souriant. Il a fait escale à Exarchia, le port des anarchistes, pour refaire La République.


Olivier Razemon et Alain Salles (à Athènes) - Source : Le Monde

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